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— Les vampires blancs ne devraient jamais porter de blanc, a assené le présentateur. La preuve par l’exemple : nous avons filmé à son insu Devon Dawn, vampire depuis seulement dix ans, alors qu’elle s’habillait pour un dîner en ville. Mais regardez cette tenue ! Ça ne lui va pas du tout !
— À quoi pensait-elle donc ? s’est écriée une voix féminine d’un ton sarcastique. C’est ce qui s’appelle s’être arrêté aux nineties ! Et ce... chemisier – enfin, je présume que c’est le mot ! Sa peau implore le contraste, et qu’est-ce qu’elle met ? De l’ivoire ! Ça lui donne un teint de sac-poubelle.
J’ai arrêté de lacer mes tennis pour voir ce qui allait se passer quand les deux fashionistas aux dents longues tomberaient sur la pauvre victime – oh pardon ! l’heureuse vampire – qui allait sous peu avoir droit à un relooking gratuit alors qu’elle n’avait rien demandé. Elle allait même avoir, en prime, le plaisir de découvrir que ses copines l’avaient dénoncée à la police de la mode.
— Je crois que cela va mal se terminer, a déclaré Octavia.
Quoique ma coloc, Amélia Broadway, m’ait plus ou moins imposé la présence d’Octavia Fant chez moi – sous prétexte que j’avais, par mégarde, lancé une invitation hasardeuse dans un moment d’égarement –, notre trio fonctionnait plutôt bien.
— Devon Dawn, voici Bev Leveto, de Vamp’elle, et je suis Todd Seabrook. Votre amie Tessa nous a appelés pour nous dire que vous aviez besoin de quelques conseils de mode éclairés. Nous vous avons filmée en caméra cachée au cours de ces deux dernières nuits et... Aaaaah !
Une main blême venait de zébrer l’écran pour saisir Todd à la gorge, laissant un gros trou rouge à la place, face caméra. Manifestement fasciné, le cameraman s’est un peu attardé sur Todd, qui s’écroulait sur le sol, avant de remonter pour suivre le duel entre Devon Dawn et Bev.
— Bon sang ! s’est exclamée Amélia. On dirait que c’est Bev qui va gagner.
— Meilleur sens stratégique, ai-je commenté. Tu remarqueras qu’elle a laissé Todd passer devant.
— Je la tiens, a triomphalement annoncé Bev aux spectateurs. Devon Dawn, pendant que Todd retrouve l’usage de la parole, nous allons faire un petit tour dans votre dressing. Une fille qui va vivre une éternité ne peut pas se permettre d’être ringarde. Les vampires ne doivent pas rester attachés à leur passé. En matière de mode comme en toute chose, il faut que nous ayons toujours une longueur d’avance.
Devon Dawn pleurnichait :
— Mais je les aime, moi, mes fringues ! Elles font partie de ma personnalité ! En plus, vous m’avez cassé le bras.
— Ça guérira. Écoutez, vous ne voulez pas qu’on parle de vous comme de la petite vampire mal habillée, n’est-ce pas ? Vous ne voulez pas rester cramponnée au passé ?
— Eh bien, j’imagine que non...
— Bon ! Alors, je vais vous laisser vous relever. Et, à en croire la toux que j’entends, Todd se sent déjà mieux.
J’ai noué le lacet de ma deuxième Reebok en secouant la tête. Qu’est-ce que c’était encore que ce nouvel engouement des Américains pour les émissions de téléréalité à la sauce vampire ? En attrapant mon manteau rouge dans la penderie, je me suis souvenue que j’avais moi-même quelques petits problèmes à régler avec un certain suceur de sang de ma connaissance. Deux mois et demi s’étaient écoulés depuis que les vampires du Nevada avaient fait main basse sur le royaume de Louisiane, et Eric Nordman, seul rescapé des shérifs de feu Sa Majesté, avait eu du boulot par-dessus la tête : il s’agissait d’asseoir sa position au sein du nouveau régime et de faire l’inventaire de ce qui restait de l’ancien.
Et, pour ne rien arranger, il avait fallu que, dans le même temps, il recouvre la mémoire et se souvienne donc parfaitement de l’étrange et intense moment qu’on avait passé tous les deux alors qu’il était temporairement sous le coup d’un sort d’oubli. La petite conversation qu’on était censés avoir sur le sujet attendait toujours.
— Qu’est-ce que vous allez faire, ce soir, pendant que je bosse au bar ? ai-je demandé à mes deux colocs, pour ne pas me retaper une nouvelle séance mentale de questions-réponses à propos de ces fameux – et torrides – souvenirs du séjour chez moi du beau vampire.
J’ai enfilé mon manteau. Non pas que, dans le nord de la Louisiane, on risque de geler sur place comme dans le « vrai » Nord. Mais la température n’atteignait même pas les 10 °C, et il ferait encore plus froid quand je sortirais du boulot.
— Ma nièce vient me chercher pour m’emmener dîner, m’a répondu Octavia.
Amélia et moi avons échangé un coup d’œil étonné par-dessus la tête de l’intéressée qui se penchait pour raccommoder son chemisier. C’était la première fois qu’Octavia revoyait sa nièce, depuis qu’elle avait quitté l’appartement dans lequel la nièce en question l’avait hébergée après Katrina.
— Je pense qu’on va passer chez Merlotte, avec Tray, ce soir, s’est empressée de m’annoncer Amélia, pour meubler le silence qui s’était installé.
— OK. Alors, on se verra tout à l’heure au bar.
Ça faisait des années que j’étais serveuse chez Merlotte.
— Oh ! je n’ai pas pris le fil de la bonne couleur, s’est alors exclamée Octavia en se précipitant dans sa chambre.
— Je suppose que tu ne vois plus Pam ? ai-je demandé à Amélia, en mettant correctement mon tee-shirt blanc dans mon pantalon noir – l’uniforme de rigueur au bar. C’est du sérieux, Tray et toi ?
J’ai jeté un coup d’œil dans le vieux miroir au-dessus de la cheminée. Ma queue de cheval était bien lisse et bien centrée, mais j’ai dû enlever un cheveu blond égaré sur le col de mon manteau.
— Oh ! avec Pam, c’était juste une incartade. Et je suis sûre que c’était pareil pour elle. Mais Tray... je l’aime bien, ce mec. Il n’a pas l’air d’accorder la moindre importance au fric de mon père, et ça ne le dérange pas plus que ça que je sois une sorcière. En plus, blague à part, au lit, c’est une bête. Alors, on s’entend au poil, a conclu Amélia en m’adressant le sourire du chat qui vient de se taper le canari.
Elle avait beau avoir l’apparence de la parfaite jeune mère de famille – cheveux courts brillants, sourire éclatant, yeux clairs au regard lumineux et corps tonique –, elle n’en montrait pas moins un net penchant pour le sexe et un certain goût pour l’éclectisme en la matière.
— C’est un chic type, ai-je approuvé. Il s’est déjà changé en loup devant toi ?
— Non. Mais je suis impatiente de voir ça.
Amélia était une puissante émettrice : avec elle, j’avais non seulement le son, mais aussi l’image. C’est alors que j’ai surpris un truc dans sa tête qui m’a scotchée.
— C’est pour bientôt ! La révélation, je veux dire.
— Tu pourrais éviter, s’il te plaît ?
Amélia était habituée à ce que je lise dans les pensées et, d’ordinaire, elle prenait ça plutôt bien. Mais pas cette fois.
— Je suis censée garder les secrets qu’on me confie, figure-toi ! s’est-elle indignée.
— Désolée.
Et je l’étais. Mais je n’étais pas plus contrariée que ça non plus. Il faut déjà que je me batte, au boulot, pour contrôler mes étranges facultés chaque jour que Dieu fait. Alors, j’ai bien le droit de me lâcher un peu à la maison, non ?
Amélia dut faire le même raisonnement, parce qu’elle s’est aussitôt excusée.
— Moi aussi. Bon, il faut que j’aille me préparer. On se voit ce soir.
Et elle s’est élancée vers l’escalier. Elle avait établi ses quartiers au premier, quand elle était rentrée avec moi de La Nouvelle-Orléans, quelques mois auparavant – échappant ainsi à Katrina, contrairement à la malheureuse Octavia. Elle avait entièrement réaménagé les deux pièces de l’étage, inoccupées avant son arrivée.
— Au revoir, Octavia ! ai-je lancé en me dirigeant vers la porte de derrière pour prendre ma voiture. Amusez-vous bien !
Tout en descendant la petite route qui traversait la forêt pour rejoindre Hummingbird Road, je me suis demandé s’il y avait des chances pour qu’Amélia et Tray nouent une relation durable. Tray Dawson, lycanthrope de son état, travaillait comme réparateur de motos et, à l’occasion, comme gros bras. Amélia, quant à elle, était une jeune sorcière pleine d’avenir qui se trouvait être aussi la fille d’un richissime magnat du BTP – Katrina n’avait même pas écorné son magot. Au contraire, le cyclone avait épargné la majeure partie de ses entrepôts et avait rempli ses carnets de commande pour des dizaines d’années.
D’après ce que j’avais lu dans les pensées d’Amélia, le grand jour était pour ce soir. Pas le jour où Tray la demanderait en mariage, non. Le jour où il allait faire son coming out. Pour ma coloc, le fait que Tray soit un hybride ne faisait qu’ajouter à son charme – Mlle Broadway avait un goût très prononcé pour tout ce qui pimentait l’ordinaire.
J’ai franchi la porte de service et je suis allée directement ranger mon sac dans le bureau de Sam. Mon patron était là, assis derrière une pile de registres.
— Salut, boss ! lui ai-je lancé.
Sam était en train de faire les comptes, chose qu’il détestait. Mais peut-être que ça lui permettait de penser à autre chose. Il avait l’air anxieux. Sa crinière d’angelot était encore plus ébouriffée que d’habitude, et ça lui faisait comme une auréole au-dessus de la tête.
— Prépare-toi, c’est pour ce soir, m’a-t-il annoncé.
J’étais tellement fière qu’il me le dise, et il s’était si bien fait l’écho de mes pensées que je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.
— Je suis prête. Tu peux compter sur moi.
J’ai laissé tomber mon sac dans son tiroir et je suis allée chercher un tablier propre. Je devais remplacer Holly, mais, après avoir échangé quelques mots avec elle au sujet des clients attablés dans notre secteur, je n’ai pas pu m’empêcher de lui glisser à l’oreille :
— Si j’étais toi, je traînerais un peu au bar, ce soir...
Elle m’a jeté un regard interrogateur. Ses cheveux semblaient avoir été trempés dans du goudron, mais, en réalité, ils étaient d’un joli châtain clair – sa couleur naturelle se voyait sur plus de trois centimètres à la racine.
— Ça vaut vraiment le coup ? Assez pour faire poireauter Hoyt ? Cody et lui s’entendent comme larrons en foire, mais je suis quand même sa mère.
Hoyt avait été le meilleur pote de mon frère jusqu’à ce que Holly lui mette le grappin dessus. Maintenant, c’était elle qu’il ne quittait plus d’une semelle.
— Tu devrais attendre un peu, ai-je insisté avec un haussement de sourcils entendu.
— Les garous ? a-t-elle murmuré en ouvrant des yeux comme des soucoupes.
J’ai opiné du bonnet. Son visage s’est éclairé. Elle avait un sourire jusqu’aux oreilles.
— Oh, la vache ! Arlène va en faire une jaunisse !
Après s’être fait endoctriner par l’un de ses innombrables petits copains successifs, notre collègue et ex-amie s’était transformée, quelques mois plus tôt, en une sorte d’Attila en jupons qui se serait pris d’une implacable haine pour les vampires. Elle avait même rejoint la Confrérie du Soleil – une soi-disant Église qui avait tout d’une secte, sauf le nom. Pour l’heure, elle se tenait à une des tables qu’elle servait, en grande conversation avec son mec, Whit Spradlin, un genre de gradé quelconque de la Confrérie qui bossait à l’un des Home Depot de Shreveport.
Il était assez dégarni et avait une petite bedaine. Mais ce n’était pas ça qui me dérangeait. Ses partis pris, si. Il avait un pote avec lui, forcément : les... Confrères semblaient chasser en meute, comme une autre minorité dont ils étaient justement sur le point de faire la connaissance.
Mon frère était assis à une autre table avec Mel Hart. Mel bossait pour Bon Temps Pièces Auto et il devait avoir la trentaine. Mince, doté d’un corps en béton armé, le grand brun portait les cheveux un peu longs, une moustache, une barbe et avait un visage pas désagréable à regarder. Je les avais beaucoup vus ensemble, ces derniers temps, Jason et lui. Mel remplissait le vide que Hoyt avait laissé dans la vie de mon frère, j’imagine. Jason avait toujours besoin d’un faire-valoir. Ils étaient venus avec leurs copines respectives, ce soir. Mel était divorcé, mais, officiellement, Jason était toujours marié, et il n’aurait pas dû se balader avec une autre nana en public. Non pas que quelqu’un y ait trouvé à redire. Pas ici, en tout cas – la femme de Jason, Crystal, avait été prise en flagrant délit d’adultère avec un type du coin.
J’avais entendu dire que Crystal avait déménagé avec sa future progéniture pour s’installer à Hotshot, chez des parents. (Elle pouvait s’installer dans n’importe quelle maison de Hotshot et toujours être chez des parents. C’était comme ça, à Hotshot.) Mel Hart était né à Hotshot, lui aussi, mais il faisait partie des rares membres du clan qui avaient préféré quitter la communauté.
A ma grande surprise, Bill, mon ex, était assis à la même table que Clancy, un vampire que je ne portais pas dans mon cœur. Ils avaient tous les deux une bouteille de PurSang devant eux. Je ne croyais pas avoir déjà vu Clancy boire un verre Chez Merlotte avant, et certainement pas avec Bill.
— Je vous ressers la même chose, les gars ? leur ai-je demandé, mon sourire de débile accroché aux lèvres – je n’étais pas toujours très détendue quand Bill était dans les parages.
— S’il te plaît, m’a-t-il répondu, tandis que Clancy poussait, sans un mot, sa bouteille vide dans ma direction.
Je suis passée derrière le comptoir pour sortir deux bouteilles de PurSang du frigo. Je les ai décapsulées avant de les mettre au micro-ondes (quinze secondes, c’est l’idéal), puis je les ai légèrement secouées pour bien mélanger et je les ai posées sur un plateau avec deux nouveaux sous-bocks. Comme je plaçais sa consommation devant lui, j’ai senti les doigts glacés de Bill sur mon bras.
— Si tu as besoin d’un coup de main pour quoi que ce soit, chez toi, m’a-t-il dit, tu peux m’appeler. Je me ferai un plaisir de t’aider.
Je sais que ça partait d’un bon sentiment, mais c’était quand même agaçant de l’entendre me rappeler que j’étais célibataire. Bill habitait juste de l’autre côté du cimetière. Il était donc mon voisin – le seul, soit dit en passant. Et, avec cette manie qu’il avait de rôder dans les environs, j’imagine qu’il était parfaitement au courant de l’absence de présence masculine sous mon toit.
— Merci, Bill, lui ai-je toutefois répondu, en me forçant à garder le sourire.
Clancy s’est contenté de ricaner en sourdine.
C’est à ce moment-là que Tray et Amélia sont arrivés. Après avoir accompagné sa petite amie à une table, Tray s’est dirigé vers le comptoir, en saluant tout le bar au passage. Sam est alors sorti de son bureau pour le rejoindre. Il n’est pas très grand, mais il avait l’air franchement petit à côté de cette véritable armoire à glace, qui devait faire une bonne tête de plus que lui et bien le double de sa carrure. Ils se sont adressé un petit sourire complice. Les deux vampires sont aussitôt passés en mode alerte maximale.
Sur tous les postes de télé installés à intervalles réguliers autour de la salle, l’émission de sport a été subitement interrompue. Une série de bips a averti les clients qu’il allait se passer quelque chose à l’antenne. Le brouhaha général a brusquement baissé d’un ton pour ne plus se limiter qu’à quelques conversations étouffées. «Flash spécial » s’est mis à clignoter sur l’écran, devant le visage grave d’un journaliste aux cheveux ras disciplinés à grand renfort de gel.
— Ici Matthew Harrow, a-t-il annoncé d’un ton solennel. Nous interrompons nos programmes pour un flash spécial. Comme dans toutes les salles de rédaction du pays, nous avons, à Shreveport, un visiteur...
Zoom arrière et plan large. Une jolie fille est apparue dans le champ. Son visage me disait quelque chose. Elle portait une sorte de paréo – pas le genre de tenue que j’aurais choisie pour passer à la télé, mais bon.
— J’accueille donc dans nos studios Patricia Crimmins, qui a emménagé à Shreveport il y a quelques semaines. Pat – puis-je vous appeler Pat ?
— En fait, c’est Patricia, lui a platement rétorqué la belle brune.
C’était un des membres de la meute que celle de Lèn avait récemment absorbée, je m’en souvenais, à présent. Elle était jolie comme un cœur et ce que son paréo dévoilait était plutôt agréable à regarder. Elle a souri au journaliste.
— Je suis ici ce soir en tant que représentante d’une communauté qui vit parmi vous depuis de longues années déjà, a-t-elle alors déclaré. Les vampires ayant remporté un tel succès en révélant leur existence, nous avons décidé que le temps était venu pour nous de vous révéler la nôtre. Après tout, les vampires sont morts. Ils ne sont même plus humains. Alors que nous, nous sommes des gens normaux, semblables à vous. À un petit détail près...
Sam a monté le son. Les clients au comptoir ont commencé à se retourner sur leurs tabourets pour voir ce qui se passait.
Le sourire du journaliste s’était figé. Il était visiblement très nerveux.
— Comme c’est passionnant, Patricia ! Et donc, vous êtes...
— Merci de me le demander, Matthew ! Je suis une lycanthrope, ou ce que vous appelez plus communément un loup-garou.
Patricia avait les jambes croisées et les mains nouées autour du genou. Lèn avait fait le bon choix : on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession. Sans compter que, si on la descendait d’entrée, eh bien... elle faisait partie des derniers arrivés, après tout.
La nouvelle s’était maintenant répandue de table en table et, peu à peu, le silence s’était installé dans le bar. Bill et Clancy s’étaient levés pour aller se planter devant le comptoir. En les voyant à leur poste, j’ai compris qu’ils étaient bel et bien là pour maintenir l’ordre en cas de besoin. Sam avait dû leur demander de venir. Tray a commencé à déboutonner sa chemise, et Sam à enlever son tee-shirt.
— Vous voulez dire que vous vous transformez en loup à la pleine lune ? demandait, pendant ce temps, Matthew Harrow d’une voix chevrotante.
Il faisait manifestement un effort surhumain pour conserver son sourire dentifrice et une expression standard de journaliste intéressé par son sujet. Sans grand succès.
— Pas seulement, lui a expliqué Patricia. Les nuits de pleine lune, la plupart d’entre nous sont obligés de se changer. Mais, quand on est un pur-sang, on peut se changer à d’autres moments. Et il n’y a pas que les loups-garous : il existe de très nombreuses sortes de garous. Cependant, en ce qui me concerne, je me change en loup – nous sommes les plus nombreux des hybrides. Et, maintenant, vous allez assister en direct au processus de transformation. Je vais vous montrer comment ça se passe. Vous allez voir, c’est stupéfiant. N’ayez pas peur. Je ne risque rien.
Elle s’est débarrassée de ses chaussures d’un coup de talon, mais elle a gardé son paréo. J’ai alors compris qu’elle l’avait mis pour ne pas avoir à se déshabiller devant des millions de téléspectateurs. Patricia s’est agenouillée, a souri une dernière fois à la caméra et a commencé à se métamorphoser. Autour d’elle, l’air s’est mis à vibrer sous la puissance de la magie. Ça faisait un peu comme un mirage à la télé, et tout le monde dans le bar a fait « Ooooooh ! » à l’unisson.
Juste après l’annonce de Patricia déclarant qu’elle allait se transformer, Sam et Tray nous ont fait leur propre petite démonstration, comme ça, sans prévenir, en direct. Ils avaient prévu leur coup : ils avaient tous les deux choisi des sous-vêtements qui pouvaient se déchirer facilement. Chez Merlotte, les clients ne savaient qui regarder, de la jolie fille qui se changeait en créature de contes et légendes à la télé ou des deux types qu’ils connaissaient en train de l’imiter. Les exclamations – dont la plupart que la morale m’empêche de répéter ici – fusaient dans toute la salle. Michele Schubert, la copine de Jason, s’est même levée pour mieux voir.
J’étais très fière de Sam. Il lui fallait un sacré courage pour se dévoiler ainsi, d’autant qu’il tenait un commerce et que, dans un bar, la personnalité du patron fait beaucoup pour attirer la clientèle – ou la faire fuir...
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, c’était terminé. Sam, qui appartenait au cercle très fermé des vrais changelings – les seuls à pouvoir se transformer en n’importe quel animal à volonté –, avait pris l’apparence de son animal fétiche, un colley. Il est venu s’asseoir crânement devant moi avec un petit jappement guilleret. Comme je me penchais pour lui caresser la tête, il a tiré la langue en m’adressant un sourire – enfin, ce qui se fait sans doute de mieux en la matière pour un chien. La métamorphose de Tray a fait beaucoup plus d’effet. Ce genre d’énorme loup n’est pas courant en Louisiane du Nord. Et puis, il faut dire ce qui est : c’est carrément flippant, un pareil monstre. Déjà, les gens commençaient à s’agiter nerveusement. Ils se seraient peut-être même levés pour prendre la fuite si Amélia ne s’était pas accroupie à côté de Tray pour lui passer le bras autour du cou.
— Il comprend ce que vous dites, vous savez, a-t-elle déclaré aux clients de la table la plus proche pour les rassurer.
Ma coloc rayonnait.
— Hé, Tray ! apporte leur donc ce sous-bock, a-t-elle lancé au monstrueux loup gris, en lui tendant un des dessous de verre empilés sur le bar.
Et Tray Dawson, l’un des plus implacables guerriers qui soient, tant sous sa forme humaine que sous sa forme animale, a docilement trottiné jusqu’à la table indiquée pour aller déposer l’objet en question sur les genoux d’une des clientes qui y étaient installées. La fille a cligné des yeux. Elle a hésité, puis, finalement, elle a pris le parti d’en rire et a brandi le sous-bock comme un trophée en pouffant.
Sam m’a léché la main.
— Seigneur Jésus ! s’est alors exclamée Arlène, assez fort pour que je l’entende à l’autre bout du bar.
Whit Spradlin et son pote avaient bondi de leurs chaises. Ils n’étaient pas les seuls à montrer des signes de nervosité, assurément, mais personne n’avait réagi aussi violemment.
Impassibles, Bill et Clancy avaient assisté à la scène sans broncher. Ils étaient manifestement prêts à intervenir en cas de besoin, mais tout semblait se passer sans problème. Pour les vampires, les choses n’avaient pas été aussi simples – il faut dire qu’ils avaient essuyé les plâtres. Cela ne les avait pas empêchés de s’intégrer progressivement et d’être désormais considérés comme de véritables citoyens, même s’ils ne jouissaient pas encore tout à fait des mêmes droits que leurs compatriotes mortels.
Sam et Tray déambulaient au milieu des habitués, se laissant caresser comme de banals animaux domestiques. Pendant ce temps, le présentateur télé tremblait comme une feuille devant la magnifique louve blanche à laquelle, l’instant d’avant, il voulait donner du « Pat » genre copain de régiment.
— Non, mais regardez-le ! Il flippe comme une bête ! a alors raillé D’Eric, le garçon de salle qui faisait aussi office d’aide-cuisinier.
Il a eu un petit rire hautain. Les clients manifestaient eux aussi un certain sentiment de supériorité. Après tout, aucun d’eux n’avait pris ses jambes à son cou : ils avaient assuré, non ?
— Y a pas à avoir peur d’une aussi jolie nana, même si elle a la dent dure, a lancé le nouveau pote de Jason à la cantonade.
Les rires se sont répandus de plus belle dans le bar, achevant de détendre l’atmosphère. J’étais soulagée, même si je savais que tous ces gens n’auraient peut-être pas rigolé autant si Jason et Mel s’étaient montrés sous leur forme animale : Jason se changeait partiellement en panthère et Mel était une panthère-garou pur jus.
Pourtant, après ces éclats de rire partagés, je me suis dit que, finalement, tout allait bien se passer. Après avoir jeté un coup d’œil circonspect autour d’eux, Bill et Clancy ont dû arriver à la même conclusion parce qu’ils ont gentiment regagné leur table.
Entourés de connaissances et de concitoyens qui venaient tout de même d’avaler un truc énorme sans sourciller, Whit et Arlène semblaient sonnés. Je pouvais entendre les pensées d’Arlène qui partaient dans tous les sens parce qu’elle ne savait pas comment réagir. Après tout, ça faisait des années que Sam était son patron : si elle ne voulait pas perdre son job, elle ne pouvait pas couper les ponts. Mais je percevais aussi sa peur et la colère grandissante qui l’habitait. Whit, quant à lui, n’était pas partagé : il détestait systématiquement ce qu’il ne comprenait pas. Or, la haine est contagieuse. Il a regardé son voisin de table. Ils ont échangé des coups d’œil sombres.
Dans la tête d’Arlène, les émotions se bousculaient, comme, au tirage du loto, les boules numérotées. Pas évident de savoir laquelle allait tomber.
— Que la colère de Dieu s’abatte sur eux ! s’est-elle écriée, écumant de rage. Qu’ils crèvent !
La haine l’avait emporté.
Quelques clients ont protesté d’un « Oh ! Arlène ! » pas très convaincant. En fait, ils étaient tout ouïe.
— Mais c’est contre nature ! Dieu a pas créé ça, a-t-elle craché, fielleuse, en secouant sa choucroute incendiaire avec véhémence. Vous voulez que vos gosses vivent avec ce genre de monstres en liberté ?
— Nos gosses ont toujours vécu avec « ce genre de monstres en liberté », lui a rétorqué Holly, tout aussi remontée. On ne le savait pas, c’est tout. Et il leur est rien arrivé, il me semble.
— C’est nous que Dieu punira, si on les abat pas, a menacé Arlène, en désignant Tray du doigt d’un geste théâtral.
Elle était presque aussi rouge que sa choucroute, à présent. Whit la regardait d’un air approbateur.
— Vous comprenez pas ! On va tous aller en enfer, si on débarrasse pas le monde de cette engeance ! Mais regardez ! regardez qui ils appellent à la rescousse pour nous mettre au pas, nous autres, pauvres humains !
Son bras avait décrit un arc de cercle pour désigner Bill et Clancy au comptoir. Mais, vu qu’ils avaient regagné leurs places, ça lui a un peu gâché son effet.
J’ai posé mon plateau sur le comptoir et je me suis retournée, les poings sur les hanches.
— Tout le monde s’entend très bien, ici, à Bon Temps, lui ai-je fait remarquer, en m’efforçant de garder mon calme. On dirait que tu es la seule à qui ça pose un problème, Arlène.
Arlène a balayé le bar du regard pour chercher le soutien des clients. Elle connaissait chacun d’eux et était vraiment choquée de voir que si peu de gens partageaient son indignation. Sam est venu s’asseoir à ses pieds et a levé vers elle ses beaux yeux de colley.
Je me suis rapprochée de Whit, au cas où. Ce dernier hésitait sur la conduite à tenir et envisageait sérieusement de tabasser Sam. Mais qui soutiendrait un mec qui saute sur le râble d’un colley ?
Même un type comme Whit percevait le ridicule de la chose. Il n’en détestait Sam que davantage.
— Comment t’as pu me faire ça ? a vociféré Arlène. Tu m’as menti toutes ces années ! Je croyais que t’étais un humain, moi, pas une foutue Cess !
— Mais il est humain, ai-je objecté. C’est juste une autre facette de sa personnalité, c’est tout.
— Oh alors, toi, a-t-elle aussitôt riposté avec hargne, t’es bien la plus dégénérée de tous !
— Holà ! s’est soudain exclamé Jason, en se levant d’un bond.
Passé le premier moment de surprise, Mel l’a imité. Sa copine a semblé s’affoler, mais celle de mon frère s’est contentée de sourire.
— Tu laisses ma sœur tranquille, vu ? Elle a gardé tes mômes, elle a fait ton ménage et elle a supporté tes conneries pendant des années, et c’est comme ça que tu la traites ? Mais t’es quel genre d’amie, toi ?
Pendant tout ce temps, mon frère ne m’a pas jeté un regard. Quant à moi, j’étais clouée sur place. Voilà qui ne ressemblait pas du tout à Jason. Mon frère s’était-il enfin décidé à grandir ?
— Le genre qui traîne pas avec des créatures comme ta tarée d’sœur, a répliqué Arlène.
Et avec un certain sens de la mise en scène, il faut bien l’avouer, elle a lancé au colley : «J’en ai ma claque de ce job ! J’rends mon tablier ! », avant de se diriger d’un pas martial vers le bureau de Sam pour récupérer son sac.
Environ un quart du bar paraissait alarmé et choqué. La moitié était carrément captivée par le drame qui se jouait sous ses yeux. Ce qui laissait un bon quart d’indécis. Sam s’est alors mis à geindre comme un gentil toutou privé de promenade et a posé son museau entre ses pattes. Ça a fait rire tout le monde : l’orage était passé. J’ai suivi des yeux Whit et son pote qui se dirigeaient vers la porte. Quand ils ont été partis, j’ai recommencé à respirer.
Mais, juste au cas où Whit serait allé chercher un fusil dans son camion, j’ai lancé un petit coup d’œil entendu à Bill, qui s’est aussitôt faufilé dehors à sa suite. L’instant d’après, il était de retour et me rassurait d’un hochement de tête : les Confrères avaient décampé.
Une fois Arlène partie et la porte de service refermée, le reste de la soirée s’est plutôt bien passé. Sam et Tray se sont éclipsés dans le bureau pour reprendre forme humaine et se rhabiller. Puis Sam est revenu servir les clients comme si de rien n’était, et Tray est allé s’asseoir à la table d’Amélia, qui l’a embrassé. Au début, les gens passaient près de lui en observant une distance respectueuse. Ça matait et ça reluquait dans tous les coins. Pourtant, au bout d’une heure, le bar avait recouvré son atmosphère coutumière. J’ai mis les bouchées doubles pour m’occuper des tables d’Arlène, et je me suis efforcée de me faire bien voir des clients qui ne savaient pas encore quoi penser de ce nouveau coming out.
Ça a picolé sec, ce soir-là. Les gens manifestaient peut-être une certaine défiance vis-à-vis de la face cachée de Sam, mais ils n’avaient assurément aucun état d’âme dès qu’il s’agissait de faire grimper son chiffre d’affaires. Bill a cherché mon regard et m’a adressé un signe de la main pour me dire au revoir. Clancy et lui se sont faufilés vers la sortie.
Jason a essayé d’attirer mon attention à une ou deux reprises, au cours de la soirée, et son pote Mel me faisait de grands sourires. Mel était plus mince et plus grand que mon frère, mais ils avaient tous les deux ce même regard avide et clair des mecs sans cervelle qui ne marchent qu’à l’instinct. À sa décharge, Mel, contrairement à Hoyt, ne disait pas amen à tout ce que Jason faisait. Il avait l’air correct, comme mec, pour le peu que j’en avais vu – je ne le connaissais pas depuis longtemps. Et puis, le fait qu’il soit l’une des rares panthères-garous à avoir quitté Hotshot prêchait plutôt en sa faveur. C’était même peut-être pour ça que Jason et lui s’entendaient si bien. Ils ressemblaient tous les deux aux autres panthères-garous, mais ils restaient un peu à part quand même.
Si jamais je reparlais un jour à Jason, j’aurais une petite question à lui poser : comment se faisait-il qu’en ce grand soir – grand soir pour tous les changelings de la planète, j’entends –, comment se faisait-il, donc, que mon cher frère, frimeur comme il l’était, n’ait pas cherché à attirer l’attention sur lui ? Jason n’en pouvait plus, avec son statut de panthère-garou. Cependant, c’était un «parvenu », pas un garou pur jus. C’est-à-dire qu’il avait contracté le virus (si tant est que c’en soit un) après avoir été mordu par une autre panthère-garou, au lieu d’être né avec la faculté de se changer en panthère, comme Mel. Jason gardait forme humaine, mais son corps se couvrait de poils ; il lui poussait des griffes et son visage se déformait pour prendre un faciès de félin. Sacrément flippant, m’avait-il dit. Mais il ne se changeait pas en un bel animal racé, et ça le vexait. Mel, lui, était un garou pur sang, et il devait faire une superbe – et sacrément effrayante – panthère.
Peut-être qu’on avait demandé aux panthères-garous de la mettre en veilleuse parce que leur apparence animale était trop impressionnante. Si une créature aussi puissante et dangereuse qu’une panthère était apparue dans le bar, nul doute que la réaction des clients aurait été beaucoup plus violente. On aurait probablement frôlé la crise d’hystérie collective. Bien que l’esprit des changelings me soit beaucoup moins accessible que celui des humains standard, je pouvais percevoir la déception des panthères-garous. J’étais sûre que l’ordre venait de Calvin Norris, le chef de la petite communauté de Hotshot. «Bien joué, Calvin », ai-je pensé.
Après avoir aidé à la fermeture du bar, je suis allée récupérer mon sac et embrasser Sam. Il avait l’air fatigué, mais content.
— Tu te sens aussi bien que tu en as l’air ? lui ai-je demandé.
— Oui. Ma véritable nature a enfin été révélée au grand jour. C’est libérateur. Ma mère m’a promis de tout dire à mon beau-père ce soir. J’attends de ses nouvelles.
Pile au même moment, le téléphone a sonné. Sam a décroché, le sourire aux lèvres.
— Maman ?
Puis il a changé de tête, comme ces mimes qui gomment chacune de leurs expressions d’un simple geste de la main.
— Don ? Mais qu’est-ce que tu as fait ?
Je me suis laissée choir sur la chaise placée devant son bureau et j’ai attendu. Tray, qui était venu avec Amélia dire un dernier petit mot à Sam avant de partir, s’était figé sur le seuil. Amélia s’était raidie, elle aussi. Tous deux étaient suspendus aux lèvres de Sam, comme moi.
— O mon Dieu ! a soufflé Sam. J’arrive. Je prends la route cette nuit.
Il a raccroché tout doucement, comme au ralenti.
— Don a tiré sur ma mère, nous a-t-il annoncé. Quand elle s’est changée, il lui a tiré dessus.
Je n’avais jamais vu Sam dans un tel état. Il était effondré.
— Elle est... morte ? ai-je demandé, redoutant la réponse.
— Non. Mais elle est à l’hôpital avec une clavicule cassée et une balle dans l’épaule gauche. Il aurait pu la tuer. Si elle n’avait pas bondi...
— Je suis désolée, a murmuré ma coloc.
— Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? ai-je ajouté.
— Occupe-toi du bar pendant mon absence, m’a-t-il répondu en tentant de se reprendre. Appelle Terry. À eux deux, Terry et Tray sauront se débrouiller pour assurer mes heures de barman. Tray, tu sais que je te paierai dès que je rentrerai. Sookie, l’emploi du temps des serveuses est affiché sur le mur derrière le comptoir. Trouve quelqu’un pour remplacer Arlène, s’il te plaît.
— Bien sûr, Sam, lui ai-je promis. Tu as besoin d’aide pour faire tes bagages ? Tu veux que je fasse le plein de ton pick-up ou autre chose ?
— Non, c’est bon. Comme tu as les clés de mon mobile home, tu pourras arroser les plantes ? Je ne pense pas être absent plus de deux jours, mais on ne sait jamais.
— Pas de problème, Sam. Ne t’inquiète pas. Et tiens-nous au courant.
On a tous débarrassé le plancher pour que Sam puisse rentrer chez lui préparer ses affaires. Son mobile home étant juste derrière le bar, au moins, il n’aurait pas loin à aller.
Sur la route du retour, je me suis demandé comment le beau-père de Sam avait pu en arriver là. Avait-il été tellement horrifié par la seconde nature de sa femme qu’il avait perdu les pédales ? Est-ce qu’elle avait changé de forme sans qu’il la voie et s’était montrée à lui sans prévenir, lui faisant la plus belle peur de sa vie ? Je ne parvenais pas à comprendre qu’on puisse tirer sur quelqu’un qu’on aimait, juste parce qu’il n’était pas exactement tel qu’on le croyait. Don avait-il considéré la face cachée de sa femme comme une aberration de la nature ? Ou bien était-ce la dissimulation qu’il n’avait pas acceptée, le fait qu’elle ne le lui ait pas dit jusque-là ? Dans ce cas, je pouvais plus ou moins concevoir sa réaction.
Tout le monde a ses petits secrets, je suis bien placée pour le savoir. C’est ça, être télépathe, et ce n’est vraiment pas la joie, croyez-moi. Vous entendez tout : le laid, le vil, le répugnant, le mesquin... toutes ces choses que chacun tient absolument à cacher pour qu’on garde une bonne image de lui.
De secret en secret, j’en suis venue à songer à cet étrange patrimoine génétique qu’on partage, mon frère et moi, et qui nous vient de notre père. Celui-ci n’a jamais su que sa propre mère, Adèle, se baladait avec, dans la tête, un énorme secret, un secret qui ne m’avait été révélé qu’au mois d’octobre précédent : mon père et sa sœur Linda n’étaient pas les enfants de mon grand-père – quoique ma grand-mère et lui soient restés mariés de très longues années. Tous deux étaient nés de la liaison que ma grand-mère avait eue avec une créature mi-homme mi-fée nommée Fïntân. D’après le père de Fïntân, Niall, la part féerique de mon père était à l’origine de la passion qu’il avait inspirée à ma mère, une passion qui l’avait éloignée de ses propres enfants, auxquels elle n’avait accordé que ce que cette passion dévorante lui laissait d’attention et d’affection. Autant dire, pas grand-chose. Cet héritage féerique, cependant, n’avait apparemment rien changé au destin de ma pauvre tante Linda. Il ne l’avait, en tout cas, pas aidée à éviter le cancer qui avait écourté sa vie, ni à garder son mari – sans même parler de l’ensorceler. Pourtant, le petit-fils de Linda, Hunter, était bel et bien télépathe, comme moi...
J’avais toujours du mal à avaler certains chapitres de cette histoire. Je ne mettais pas la parole de Niall en doute, mais je n’arrivais pas à comprendre comment le désir d’enfants de ma grand-mère avait pu être assez fort pour la pousser à tromper mon grand-père. Ça ne collait tout simplement pas avec son caractère. Et je ne comprenais pas non plus pourquoi je ne l’avais pas lu dans ses pensées, durant toutes ces années où j’avais vécu avec elle. Elle devait tout de même bien songer parfois aux circonstances dans lesquelles ses enfants avaient été conçus. Il était impossible qu’elle ait oublié ça. On ne pouvait pas enfermer ses souvenirs à double tour et jeter la clé. La mémoire humaine ne fonctionne tout simplement pas comme ça.
Mais ma grand-mère était morte depuis plus d’un an : je n’aurais jamais l’occasion de lui poser la question. Quant à son mari, il était décédé des années auparavant. Et Niall m’avait dit que mon véritable grand-père, Fïntân, avait lui aussi quitté ce monde – et le sien. Il m’était bien venu à l’esprit de fouiller dans les affaires de Granny pour trouver au moins un indice de ce qu’elle avait pensé, de ce qu’elle avait ressenti, à cette extraordinaire période de sa vie, puis je m’étais dit : à quoi bon ?
Je devais plutôt songer à gérer les conséquences de sa conduite, ici et maintenant. Les quelques gouttes de sang de fée que j’avais dans les veines me rendaient plus attirante, aux yeux des Cess et des vampires. Tous ne pouvaient pas détecter cette légère trace d’héritage féerique dans mes gènes, mais ils avaient quand même tendance à s’intéresser plus particulièrement à moi... à moins que cette histoire de sang de fée ne soit qu’une vaste fumisterie et que les vampires ne s’intéressent à n’importe quelle fille pas trop moche qui leur témoignait un minimum de respect et de compréhension.
Quant au rapport entre la télépathie et le sang de fée, allez savoir. Je n’avais pas grand-monde à interroger sur le sujet, ni beaucoup de bouquins à potasser, encore moins de laboratoires auxquels envoyer un échantillon de mon sang à analyser afin d’en savoir plus sur la question. C’était peut-être une pure coïncidence qu’on ait développé cette faculté, le petit Hunter et moi (mais bien sûr !). Peut-être aussi que c’était génétique, mais indépendant de nos gènes féeriques.
Et peut-être que j’avais juste eu de la chance... si on peut parler de chance.